Atelier de culture générale (HEC)

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Ici quelques conseils de méthode (au fond pour réfléchir et aiguiser sa culture) dans la configuration d’une épreuve orale d’une grande école (HEC).

Il ne s’agira pas de donner un corrigé : cela n’aurait pas de sens. Une telle épreuve ne se surmonte que si on l’envisage froidement comme un excellent exercice de mobilisation lucide, et organisée, de connaissances problématisées. En 30 minutes de préparation, pour développer un exposé d’environ 10 minutes.

Or cela ne s’apprend pas en partant du résultat, mais se prépare en faisant pas à pas la démarche avec un apport de temps et d’aide, ce que l’on propose sur un exemple. On fera donc des remarques concentriques, et un petit peu documentées, à charge pour vous d’y aller voir, puis d’opter pour la problématique qui vous convient et de bâtir un plan qui permette d’y répondre (en reprenant les exemples analysés les plus pertinents / importants à vos yeux).


LE MOU

Sujet d’entraînement qui semble avoir bénéficié aux étudiants qui s’y sont frottés  durant leur formation (sujet discriminant, comme on dit dans les jurys). L’idée m’en est venue à la lecture de l’ouvrage Le mou et ses formes, Essai sur quelques catégories de la sculpture du XXe siècle de Maurice Fréchuret, (1993) que l’on trouve publié chez une éditrice exemplaire Jacqueline Chambon.

Voici mes conseils de méthode basée sur le(s) mot(s), surtout quand un terme focalise le sujet comme ici : examiner son  champ sémantique (termes dérivés, expressions afférentes), son champ lexical (termes autour de l’idée en jeu), son  champ antonymique (le terme versus d’autres).

« Le mou » : l’article invite à abstraire de l’adjectif un concept. Que peut vouloir signifier le concept de mou ? On remarquera tout de suite qu’il engage une connotation péjorative : être mou, ventre mou (de la démocratie), mais aussi qu’une certaine ambivalence apparaît, car une matière moelleuse est agréable, elle satisfait le toucher par sa douceur sans résistance, elle fond en bouche (dans le domaine culinaire on travaille ainsi la texture onctueuse, nappée des mets). Il ne faut donc pas négliger les connotations positives (souvent passées sous silence) puisque le mou peut être rassurant, en impliquant même la jouissance d’autres sens que l’immédiat toucher (métaphoriquement au moins). Le champ antonymique structure ici l’article du dictionnaire, qui distingue les acceptions selon que mou s’oppose à « dur », « raide », ou « ferme » (et n’est seulement péjoratif que dans ce dernier cas)

Prenons quelques directions d’analyse.

Objectivement le mou caractérise la matière, à la façon de la physique dite « des matériaux », la même qui a fourni la source de concepts psychologiques contemporains comme le stress ou la résilience. Si l’on prend d’ailleurs le mou comme ce qui est doté de la propriété de ne pas résister à la pression et de pouvoir retrouver sa forme d’origine par élasticité, c’est-à-dire de ne pas subir de dommages sous la contrainte, c’est exactement la définition de ce dernier mot (dont on peut lire  là un entretien avec son promoteur, le psychiatre Boris Cyrulnik).

Qualifiant ce qui manque de structure (ce qui pendouille, à l’image décriée actuellement du gras), c’est aussi le « moelleux » qui peut être envisagé, avec son caractère onctueux (pour changer de domaine, « une voix molle » avait le sens littéraire et positif de produire des sonorités douces et harmonieuses). La souplesse étant alors le « pendant » de ces défauts, qualité du roseau face au chêne qui, précisément, ne rompt pas à condition de se soumettre temporairement à l’action destructrice du vent (La Fontaine, Pascal).

Signe de flaccidité, il prend aussi un sens psychologique et moral, dénotant le manque de fermeté, de vigueur. Une personne molle est une personne atone, languissante, lymphatique… qui n’oppose qu’une « molle résistance », sans vraie conviction.

La pâte à modeler (l’argile). Bravo d’y avoir pensé ! Ne méprisez pas cette image prosaïque (et enfantine) du mou, elle peut nous en livrer un secret subtil. La puissance du mou, sa malléabilité, le plaisir manuel éprouvé par tous les enfants, c’est aussi le résultat en négatif d’une impuissance à prendre une forme propre, individuelle. Tout le monde peut y imprimer sa marque, justement parce qu’elle n’est que virtualités sans cesse rebattues, matière de tous les possibles, mais que rien n’y peut persister.

Cette faculté de plasticité a valeur universelle, de la vie animée : le règne minéral est dur parce qu’il est inorganique. L’exemple le plus extraordinaire est certainement le cerveau, que les émotions et l’acquis d’une part, les étonnants processus de “suicide cellulaire” d’autre part sculptent littéralement (voir le livre extraordinaire de Jean-Claude Ameisen, La Sculpture du vivant, Seuil, 1999).

Les oppositions vues jusqu’ici, descriptives et lexicographiques, manquent en fait un peu de hauteur théorique… 

Françoise Héritier nous offre (Masculin, Féminin, La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996) une clé interprétative très opératoire. Le mou ne peut en effet se penser qu’en termes anthropologiques. Pour elle (comme pour Lacan), la différence des sexes fonde tous les systèmes de représentation, à partir d’une pensée de l’identique et du différent. Cette « valence différentielle des sexes » distribue ainsi ce genre d’oppositions binaires de valeurs abstraites et concrètes : chaud / froid, sec / humide, haut / bas, inférieur / supérieur, clair / sombre, dur / mou… Et donc homme / femme !

Si dans toutes les sociétés humaines l’opposition ne se résout pas forcément ainsi (mais à vrai dire Héritier a du mal à confirmer les contre-exemples féministes), aucune n’échappe à ce principe. Voilà pourquoi le mou en tant que pôle féminisé est tantôt disqualifié (faiblesse, manque de volonté) et tantôt valorisé (douceur, chaleur) – car placer l’homme du côté de la dureté et la fermeté (paternelle) impose mécaniquement que la femme aille dans l’autre, faisant ainsi par exemple de la tendresse, de la compréhension des vertus forcément maternelles, et corrélativement inférieures.

La caractéristique « plastique », de déformation et de formation (donner une forme) à la matière, nous invite aussi tout simplement à songer aux arts (plastiques). En effet, l’art a cherché à imprimer une marque aux matières les moins périssables, et pour cela les plus difficilement modelables / sculptables. Par exemple la beauté baroque vise à ce tour de force virtuose de faire vibrer la pierre, pour donner à percevoir le mouvement, le fugace, le transitoire dans le marbre le plus dur.

Et c’est ce avec quoi l’art contemporain a rompu. Voici un extrait de la quatrième de couverture du livre de Maurice Fréchuret dont j’ai parlé : « (l’auteur) s’intéresse ici à la ‘débandade’ de la sculpture, il suit les manifestations d’une matière qui n’est plus taillée, dressée, érigée mais laissée à ses propres tendances. Il s’intéresse à un art qui n’édifie plus mais laisse tomber, couler, pendre, s’amasser les matériaux. » La prééminence (masculine) du dur est récusée, ouvrant des voies nouvelles.

On pensera à Dali, pour qui sa névrose obsessionnelle encouragée par la méthode « paranoïaque critique » qu’il invente en 1928, et prône dans sa période surréaliste, fait du mou un angoissant affaissement répugnant, qu’il hallucine et objective sur la toile. L’idée de ses fameuses montres molles (le titre est la Persistance de la Mémoire, 1931) lui serait ainsi venue d’un camembert coulant à la chaleur…

Mais allez voir aussi ce que fait par exemple l’artiste français, né en 1966, Michel Blazy. Dans ses installations il cherche à intégrer à l’œuvre d’art le processus de dégradation vitale : des pâtes alimentaires pourrissent, des poules en chocolat fondent, les moisissures des matières vivantes s’activent et font œuvre d’art. Vie en puissance révélée, mort surgissant par mousses hérissées, et Work in progress qui métamorphose chaque jour ce que le spectateur vient voir.

Un entretien éclairant se lit là.

Pourquoi le mou est-il alors dégoûtant (« le mou », ces organes viscéraux que l’on donne à manger aux chats) ? Pourquoi les images de certains organes nous sont-elles insupportables, alors qu’ils incarnent une volonté tenace, obstinée, fidèle à persister dans notre être ? Vision d’un matérialisme cru probablement, qui nous réduit à des tuyaux et du sang, sentiment instinctif de pénétrer des zones taboues peut-être (voir aussi les questions éthiques soulevées par l’exposition d’écorchés “Our Body, A corps ouverts” à Lyon en 2008). Voici par exemple un extrait célèbre de la littérature, La Nausée (1938) de Jean-Paul Sartre dans lequel le narrateur Roquentin redécouvre son corps, notez bien le champ lexical du mou dans ce regard nouveau:

« J’existe. C’est doux, si doux, si lent. Et léger: on dirait que ça tient en l’air tout seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et s’évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l’eau mousseuse dans ma bouche. Je l’avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse – et la voilà qui renaît dans ma bouche, j’ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d’eau blanchâtre – discrète – qui frôle ma langue. Et cette mare, c’est encore moi. Et la langue. Et la gorge, c’est moi. Je vois ma main, qui s’épanouit sur la table. Elle vit – c’est moi. Elle s’ouvre, les doigts se déploient et pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre son ventre gras. Elle a l’air d’une bête à la renverse. Les doigts, ce sont les pattes. Je m’amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d’un crabe qui est tombé sur le dos. Le crabe est mort : les pattes se recroquevillent, se ramènent sur le ventre de ma main. »

Pour finir, un autre type de tableau si l’on veut, toujours instructif : la page de recherche d’image sous Google de « le mou »

Voilà! Evidemment il n’est pas question de penser à tout cela en 30 minutes : les pistes qui précèdent (en plus du but méthodique donné plus haut) ont la visée pédagogique d’illustrer comment des éléments épars du cours, de votre culture, de votre réflexion intellectuelle doivent s’articuler pour produire du sens.

Faites votre plan personnel, et appliquez de manière plus rapide et simple cette démarche sur d’autres sujets…

Une question m’a été adressée : le mystérieux philosophe Botbul, dont on parle beaucoup en ce mois de février 2010, ne raillerait-il pas notre ambition dans son petit ouvrage bouffon, La métaphysique du mou ? Je ne crois pas. Il se moque, plus que du sujet, surtout d’une certaine métaphysique, et en confirmerait même plutôt selon moi la portée par ce jeu de paradoxale crédibilisation parodique. Le mou (ainsi que beaucoup d’autres choses) mérite une réhabilitation, certainement.

Petite synthèse que nous devons à Sylvain Guyomar (ECS 2010) grâce à ses notes de cours. Qu’il en soit remercié.

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